Économie

Les mangeurs d'âme

La Croix 2-3/11/1966

 

J'ai eu peur. En visitant à la Foire d'Alger le pavillon chinois, j'ai eu peur. Non pas de je ne sais quelle contamination des Algériens par l'influence chinoise. Allons donc ! Le bon sens algérien et cet humour qui s'exerce si volontiers à notre dépens dans le trolleybus s'en sont donné devant les gigantesques portraits de Mao, tellement multipliés qu'on se serait cru au Palais des Glaces du Musée Grévin. Derrière leur petit mouchoir blanc, les femmes en haïk gloussait leur rire. Les hommes généralement, étaient plus graves, blessés dans leur iconoclasme ancestral par cette iconographie du délire.

Peur de 600 millions de Chinois, alors ? Pourquoi pas ? Mais non, tel n'était pas mon sentiment. Relents, dans mon subconscient, de ces histoires de « péril jaune » qui faisait délicieusement trembler (car elles n'y croyaient pas vraiment) les amies de ma mère autour de leurs tasses de thé ? C'était le temps où, dans la bourgeoisie, on avait « son jour » et il fallait meubler la conversation pour satisfaire aux règles de ce rite. Mon enfance a toujours rêvé de l'Asie et jamais je n'ai attaché de sérieux aux conversations que j'entendais, assis dans mon coin, sur un petit tabouret. Non, la peur que je viens d'éprouver est d'une toute autre essence et ce n'est même pas que les Gardes Rouges possèdent la bombe atomique et qu'ils veuillent infliger à l'univers, pour le récréer dans un orgueil de démiurge, le traitement qu'ils ont imposé au Musée de Pékin.

Si j'ai eu peur, c'est d'une peur en quelque sorte métaphysique. J'ai eu peur, parce que se sont élevés en moi quelques vieux souvenirs. Cette « chapelle » d'une école hitlérienne de chefs où, en 1937, j'avais obtenu de pénétrer. Autour de l'effigie d'un homme et de ses emblèmes, dans la pénombre rougeoyante des grottes sacrées, sous les plis liturgiques de bannières écarlates, un culte se déroulait : la remise spirituelle de l'homme en un homme, cette adoration même qui n'est due qu'à l'Homme-Dieu. Ce même frisson, en 1947, je l'ai ressenti au Musée de la Révolution, à Moscou, dans une atmosphère identique de pourpre sombre. Jamais, pourtant, cette déification d'un homme ne m'avait jeté en défi comme au pavillon de la Foire d'Alger. Mao, Mao, toujours Mao ! Point de machines à peine quelques tissus, mais l'effigie de Mao, les œuvres de Mao, les poèmes de Mao !

Des étudiants chinois de l'université d'Alger conduisaient les visiteurs. Ils m'ont fait mal (et pourtant, ils sont dans le « décontractant » Alger depuis des mois) par l'impersonnalité de leur regard, le débit automatique et presque la psalmodie de leurs explications. J'ai pensé à ces ballets, lancés à New York dans les années 20 par le démoniaque M. Gurdieff, où des hommes et des femmes, vidés d'eux-mêmes par une ascèse d'en bas, témoignaient par leurs gestes désaccordés de la mort de leur personnalité. Existerait-il des mangeurs d'âme ?

Certes, dans sa si humaine misère et sa joie méditerranéenne, Alger me rassure. Avec son petit peuple industrieux, flemmard et gouailleur tout à la fois, il m'apaise. Pourtant, je sais à présent que dans la Chine on a dépassé l'athéisme et son ennui, on a dépassé le rationalisme, fût-il décoré d'idéogrammes confucéens, comme un vêtement étroit de toutes parts craqué. Comme d'autres que j'avais vu à l’œuvre dans l'Allemagne hitlérienne ou ailleurs, la communion de Mao est un ennemi beaucoup plus dangereux de l'homme...